Ces derniers temps, Alfgeir Lindergatt, le maître de Kaif, passait la plupart de son temps à chasser, puis à partager le fruit de ses traques avec divers habitants importants de Skogen. Le grand domaine était le lieu constant de fêtes dédiées aux Dieux et à la prospérité du peuple : son maître voulait bien se faire voir. Il savait qu’un jour il prendrait le pouvoir, et avait commencé depuis bien longtemps à rallier des gens à son humble cause, loin du brouhaha du centre ville.  Alors, ce ne fut pas une surprise d’être convoqué par Alfgeir, ni qu’il demande à Kaif d’aller délivrer quelques petits messages et invitations discrètes par ci par là. Lui, ne manquant jamais une occasion de s’évader un peu du quotidien, accepta rapidement sans se faire prier. Une bonne marche à pieds était l’idéal pour partir dans sa tête et prendre du temps pour lui. Quelques heures de réflexion valaient toujours mieux que de laver les sols ou nourrir les bêtes. Et puis… il était fier de se dire que son Maître lui faisait confiance. Après une longue marche à pied sous un soleil clément qui lui aurait presque fait oublier le froid, Kaif était passé de maisons en maisons, gardant le pire pour la fin. A Skogen, tout ne semblait être qu’un éternel jeu de pouvoir et de respect. Et Kaif savait que certaines personnes adoraient le faire attendre des heures, juste pour faire comprendre à son Maître qu’il aurait mieux fait de venir en personne au lieu d’envoyer un vulgaire esclave. Son dernier arrêt se passa donc ainsi, à devoir attendre que tout le monde passe avant lui, pour enfin pouvoir parler quelques secondes à l’intéressé. Pendant ce temps, Kaif sentait le temps changer à l’extérieur, et il commençait à redouter le moment ou il devrait rentrer. La journée avait pourtant si bien commencée…

Kaif avait l’habitude des températures peu clémentes, comme tout le monde à Skogen. Mais en tant qu’esclave qui ne pouvait utiliser les chevaux sans autorisation spéciale, il savait qu’il devait parcourir des distances glaciales qui ne donnaient pas droit à l’erreur.  Chaque tâche qui lui était confiée hors du domaine prenait un temps  fou. Chaque nuage et chaque coup de vent un peu trop violent pouvaient être le présage d’un dur moment à passer. Alors, lorsqu’il fut temps de se remettre en route, il était préparé au pire. Mais contrairement à ses jeunes années, Kaif avait maintenant l’impression que tout ce qu’il faisait n’était pas pour rien.  Son ‘nouveau’ maître avait un bel avenir devant lui, et il se devait de l’aider s’il voulait un jour être plus qu’un simple esclave. Lui qui avait tant questionné les Dieux, se demandant pourquoi il s’était retrouvé dans cette misérable position d’être invisible, voué à une vie répétitive sans réel but… Il lui semblait maintenant connaître son destin. Tout n’était pas encore parfaitement clair dans son esprit, mais une chose était sûre : il n’allait pas mourir de froid aujourd’hui.  C’est ce qu’il se répétait en boucle, marchant sur la grande route embrumée qui donnait l’impression d’être le chemin vers l’au delà. Une demi-pluie, plus semblable à de la neige, venait frapper son visage qu’il avait bien du mal à protéger à cause du vent qui semblait souffler fort, trop fort, et dans des directions de plus en plus aléatoires. Kaif connaissait bien ce chemin, et il savait qu’il lui restait encore bien de la route à faire. La force mentale n’allait sûrement pas suffire : il ne sentait plus vraiment ses jambes, ni ses mains. Il aurait donné beaucoup pour pouvoir être auprès d’un bon feu, là, tout de suite. S’arrêtant quelques secondes pour sauter sur place et réchauffer son corps, il ne put s’empêcher de penser que la demeure Iversen était juste à côté. Hésitation intense.  Il n’avait pas vu Aine depuis quelques temps et savait qu’elle devait avoir beaucoup de choses à faire : s’occuper plus ou moins seule d’une ferme était extrêmement difficile. C’était peut-être l’occasion de lui demander si tout allait bien tout en se réchauffant un peu. Ce n’était pas conseillé de débarquer chez les gens à l’improviste mais… il faisait si froid.  Et ses pensées allaient finir par geler s’il restait planté là. Ses pas l’éloignèrent finalement du chemin prévu, et le fait de dire qu’il serait bientôt au chaud semblait lui apporter un élan de motivation.

Quelques mètres le séparaient d’une des portes de la ferme. Supposant que c’est par là qu’il aurait le plus de chance de croiser quelqu’un, Kaif frappa plusieurs coups, y mettant toute sa force pour que le bruit s’entende à l’intérieur, malgré le vent qui soufflait tout aussi fort. Faites que quelqu’un m’ouvre, faites que quelqu’un m’ouvre ! Là étaient les seules pensées qu’il était encore capable d’avoir, ne voulant surtout pas devoir revenir sur ses pas et retourner dans un froid encore plus glacial…