La silhouette endormie s’était contentée de se retourner dans son lit, ramenant sur elle la couverture, quitte à se cacher le visage pour ne pas répondre à l’appel du jour qui lui ordonnait pourtant d’ouvrir ses prunelles sur le monde et de se redresser pour s’apprêter à l’affronter. La nuit passée ne lui avait pas permis de trouver rapidement le sommeil, frivolité du destin qui l’avait obligé à sortir de la demeure précipitamment pour aider une jeune fille à survivre à sa première grossesse. Elle n’avait pourtant rien de compliqué ou même risquée, seulement trop longue, au point que la jeune mère était persuadée d’y laisser la vie et celle de sa progéniture. C’était pourquoi les femmes destinées à aider celle-ci étaient venues la chercher elle, à contrecœur, expliquant la situation en chemin, mais sans la conviction que la créature à la chevelure d’argent – une teinte qui ne prenait que durant Vetr – ne puisse y faire grand-chose. Elle avait pourtant maintes et maintes fois montré ses capacités à sauver deux vies plutôt qu’une, hélas, ce n’était jamais suffisant pour les esprits étriqués. Quant à elle, elle avait compris la situation une fois arrivée, ses phalanges posées sur le ventre rond – celui dont elle ne disposerait sans doute jamais – chutant sur la peau pour appréhender la position de l’enfant, ou plutôt des jumeaux, tiquant sous cette nouvelle information dont nulle ne lui avait fait part. L’alléresse présente dans la salle ne l’avait donc pas dit ? Hellá n’était pas apte à juger autrui, aussi n’en fit-elle rien, se contentant de donner ses instructions tandis qu’elle se redressait déjà, cherchant l’accord d’une adolescente épuisée. Il lui suffisait d’un simple regard pour trouver ce consentement, tandis que déjà ses paumes appuyaient sur le ventre, poussant l’un des bébés sur le côté pour permettre au second de s’accorder vers la sortie. Ce n’était rien que cela, et le travail put reprendre son cours, dans les cris et les larmes, le soulagement en fond de tableau. Puisqu’elle n’avait plus rien à faire ici, autant partir avant qu’on ne se rende compte qu’elle était toujours là. Éveillée, elle n’avait plus trouvé le sommeil avant de longues heures, mais jamais ne maudissait le ciel ou les dieux pour cela. Les nornes tissant la destinée avaient un plan pour chacun d’entre eux. Un plan dont elle, l’esseulée, ne voulait rien savoir.

Ce fut une truffe humide qui l’incita à repousser la couverture, non sans un léger rire alors que déjà la langue du louveteau s’acharnait à la provoquer. Elle finit par repousser la créature au pelage aussi sombre qu’une nuit sans lune, appréhendant le froid sur sa peau nue, qu’elle ne tarda pas à recouvrir d’un tissu plus chaud, laissant ses pieds nus affronter le parquet froid pour ouvrir sa porte à l’animal qui n’attendait que cela. La journée semblait bien avancée, jugeant sa paresse matinale au point de lui faire honte, la contraignant à s’activer en ravivant un feu qui se voulait presque mort – et dont les petites bûches durement coupées s’amenuisaient bien trop vite – avant de placer de l’eau dans un chaudron qu’elle plaça au dessus, chaussant ensuite ses chaussures et attrapant un seau pour mieux récolter la neige au dehors. Cristaux de neige qui se liquéfieraient sous la température ambiante pour créer une mare dans le grand baquet où ils atterrissaient, bain quotidien oblige. Elle avait beau être laide – c’était ce qu’elle avait fini par comprendre avec le temps – elle n’en était pas moins très portée sur l’hygiène, à l'instar des autres vikings. Eau glaciale dans laquelle elle n’aspirait pourtant pas à plonger dans l’immédiat, et se contentant d’une petite toilette rapide, l’enfant d’Hel entreprit de continuer sa journée, triant ses onguents, nettoyant sa petite demeure tout en repérant les failles qu’il lui faudrait réparer sitôt que Sumar débuterait. Ce ne fut qu’une fois cela fait et le chaudron d’eau suffisamment bouillant versé dans le baquet destiné à son bain, et remplacé par un autre qu’elle quitta la demeure, direction la forêt, là où peut-être l’un de ses collets aurait attrapé quelque chose. Sifflant le louveteau, elle disparut dans le paysage désolé que l’hiver emmenait partout avec lui, repérant les premiers pièges vides, jusqu’à tomber sur le lapin qui se débattait, la patte prise au piège. Attrapant délicatement l’animal au pelage blanc, elle le cajola un moment, apaisant sans doute son cœur affolé, chantonnant une prière de remerciement avant de lui briser la nuque. Revenant sur ses pas, elle trouva un autre lapin pris dans l’un des pièges auparavant vide, lui laissant connaître le même sort avant de le donner au louveteau qui saurait bien assez vite quoi en faire. Retour à la case départ, sans qu’elle ne rentre dans la demeure pourtant, s’occupant du gibier à l’extérieur avant de le découper à l’intérieur. Dès lors, le loup ne fut plus autorisé à entrer, tandis qu’elle s’affairait à préparer un ragoût qui lui ferait sans doute au moins trois repas. Chaudron d’eau chaude remplacé par un autre, destiné à la préparation du repas, herbes, baies et épices choisies avec soin pour donner goût à ce qu’elle était en train de concocter. Elle cuisinait bien mieux que la vieille Nygård, raison pour laquelle ce fut elle qui fut en charge des repas dès lors qu’elle fut capable de le faire. Elle s’attarda ensuite à pétrir la  pâte pour le pain, avant d’allumer le petit feu sous une plaque, appliquant la pâte dessus.

Ce ne fut qu’une fois cela fait qu’elle put enfin profiter du bain préparé, glissant à l’intérieur, savonnant aussi bien sa peau que sa longue chevelure, profitant de cet instant de paix. Calme qui hélas, ne dura pas, tandis que lui parvenait le bruit de coups répétés, accompagnés de grognements typiquement… bestiaux ? Achevant de se rincer, elle s’habilla rapidement, utilisant un linge pour tenter de sécher les longs fils argentés sur sa tête, ouvrant la porte sur une silhouette bourrue, mais pas moins connue. Eskil, héros de sa jeunesse, mentor à certains égards, compagnon agréable lors de sorties improvisées pour trouver le calme et se trouver loin de tous et des opprobres. Suivant son regard céruléen, elle observa les bûches qu’elle s’était promise de couper plus tard, quitte à s’en faire saigner les mains. Silencieuse, comme c’était bien souvent le cas, elle recula, laissant la porte ouverte, signe qu’il pourrait entrer s’il le désirait une fois sa besogne achevée, elle saurait lui montrer sa gratitude, posant une assiette sur la table, ainsi qu’un pain tout chaud. Le ragoût lui, attendrait qu’il soit assis pour être servie. En attendant, elle acheva de peigner ses cheveux à côté du feu avant de les tresser à la va-vite. En d’autres temps, elle aurait sans doute remercié l’homme d’une autre manière – généralement un lapin ou du fromage de chèvre posé devant sa porte – mais il la mettait au pied du mur en agissant de la sorte.

Rares étaient ceux qui pénétraient la demeure de l’orpheline, des femmes surtout, de celles qui n’osaient venir que dans le but d’empêcher une grossesse de se produire, ou assassiner la progéniture avant même qu’elle ne voit les premières lueurs du jour. Elles seules pouvaient témoigner de l’intérieur de la vieille bicoque qui ne tarderait pas à tomber en ruines si la résidente ne réglait pas rapidement les problèmes associés. Une maison simple, de la même disposition que toutes les autres, quelques meubles décorés par une enfant attirée alors par les gravures, des bouquets de fleurs séchés accrochés aux murs, une tapisserie sans aucun doute résultant des doigts noueux de la vieille Nygård, quelques coffres décorés à la main, et renfermant sans aucun doute les objets les plus précieux de la jeune femme – une collection de cailloux, quelques pièces – rien de transcendant. Près du lit, les objets de réconfort, les vêtements. Pendant par les poutres du plafond, quelques herbes achevant de sécher et pouvant être utilisés bien plus tard. Rien de mystique, rien qui n’aurait attrait à la sorcellerie. Juste un autel dédié à Hel, naturellement, déesse associée à la créature qui vivait là, puisque la mort sans mérite venait troubler ce lieu. Hellá ne jugeait pas les femmes qui venaient la voir, pas plus qu’elle ne pouvait les comprendre. Leur vie n’était pas la sienne, aussi se contentait-elle seulement d’apporter remède aux maux, de souffler quelques recommandations et de détourner le regard. C’était un accord tacite. Certaines la payait immédiatement, d’autres le faisaient plus tard, mais toujours elles le faisaient, pas nécessairement par crainte de voir un mauvais sort leur être jeté, mais par lucidité, celle de savoir que la fille adoptive de la vieille alléresse continuerait de faire ce qui apparaissait nécessaire. Aussi n’était-elle jamais vraiment étonné de trouver de temps en temps des ustensiles, des céréales, du tissu… Chacune payait comme elle le pouvait, et selon ce qu’elle voyait comme manquant dans cette demeure. Cependant, jamais aucun homme n’y avait mis un pied.

Une première, tandis qu’elle achevait de se sécher les cheveux, jusqu’à étendre le linge trempé une fois presque satisfaite. Ses prunelles balayant l’intérieur, à la recherche de choses qu’il n’était pas censé voir lorsqu’il entrerait, mais absolument rien qui ne sorte de l’ordinaire. Et de toute manière, l’idée qu’elle était sorcière à ses heures perdues ayant déjà fait le chemin dans l’esprit de chacun, elle ne doutait pas une seconde que quoi qu’elle fasse… rien ne changerait. Dès lors, elle reprit ses propres occupations, vidant sa baignoire pour la ranger dans un coin, allumant les lampes à huile pour rendre l’habitation sans doute un peu plus agréable, ajoutant des bûches dans le feu pour empêcher le froid de s’installer. Et enfin, il entra, celui qui était presque un ami, une connaissance avec laquelle elle parvenait à oublier son morne quotidien. De lui, elle ne connaissait guère plus que son prénom, son statut civil, et son occupation. Rien de plus. Ils n’étaient pas assez proches pour être des confidents. Quant à elle… Elle ne parlait jamais d’elle, parce qu’il n’y avait tout simplement rien à évoquer. Ceux qui connaissaient la vieille Nygård savaient parfaitement qu’elle n’était pas son enfant biologique, trop vieille déjà à l’époque pour enfanter. Une enfant abandonnée, recueillie. Une apprentie qui n’osait rêver à devenir autre chose, une fillette à la chevelure déjà étrange, envieuse à certains moments. Une gamine curieuse avec la soif d’apprendre, déterminée à réussir et à ne jamais dépendre des autres. Pitié en horreur. Elle payait toujours ses dettes, et ce qu’elle pouvait obtenir par elle-même, jamais ne l’achetait. Elle avait été jusqu’à économiser des années durant pour acheter une chèvre, 6 ans plus tôt, et elle espérait un jour acquérir une poule ou deux. Mais ce n’était pas son désir le plus cher, bien loin de là. Un vœu dont nul ne se doutait et qui passait inaperçue avec le métier qu’elle exerçait et les besognes bien moins agréables, et de cela, elle n’en avait jamais parlé non plus avec le fermier. Ils se contentaient de chasser et de se séparer sur une note austère. En toute honnêteté, Jamais Hellá n’aurait pu présager compter sur lui un jour, ou même éveiller de l’intérêt au point qu’il effectue quelque chose pour elle. C’était étrange. Pas désagréable, mais peu naturel.

Elle demeura silencieuse, tandis qu’il s’appropriait déjà l’endroit, ses phalanges se contentant de se perdre dans la fourrure de l’animal qui en avait profité pour suivre le géant, comme s’il était tout bonnement hors de question de laisser sa mère seule avec lui. Cela ne dura pas évidemment, tandis qu’il retrouvait son panier maison, s’y couchant avec un soupir d’aise. Elle acquiesça d’un signe de tête sous sa première remarque, attrapant son assiette pour le servir allègrement et déposer le plat devant lui. Elle ne mangerait pas en même temps que lui, ou grignoterait seulement du pain. Elle appréciait le son de sa voix, les intonations qu’il y mettait. Elle ne put que consentir sous ses nouvelles paroles, tout en extirpant le chaudron du feu pour que le reste du ragoût ne brûle pas. « Et je t’en remercie. Tu m’évites des écorchures et courbatures. » Un sourire, léger, avant qu’elle ne recouvre le chaudron pour s’asseoir à la table, attrapant un pain qu’elle vint triturer du bout des phalanges. « C’est l’occasion pour eux de mettre les Hommes à l’épreuve. Sommes-nous tous dignes de passer l’hiver ? Les bonnes âmes aideront-elles les plus démunis ? Tous n’ont pas les qualités requises pour atteindre le valhalla, mais la récompense peut-être toute aussi douce. » Elle ne parlait certainement pas d’elle, évidemment. Elle savait déjà où Hel l’enverrait, ne s’en offusquait nullement. Elle avait elle aussi son lot de morts, tout comme les guerriers, mais ses actes étaient bien moins reluisants. Sans doute son regard se voila t’il un instant, fugace, avant qu’elle ne reprenne une mine neutre, puis soudainement amusée, un début de rire venant dérider sa mine curieuse. « Et à quoi t’attendais-tu donc Eskil ? Des entrailles couvrant mes murs et du sang sur le sol ? » Une paume sous son menton tandis qu’elle tourne son faciès pour mieux l’observer, franchement pour une fois, et pas à la dérobée. « Je te parais donc si laide et effrayante que tu penses que ma maison doit l’être toute autant ? » Elle n’en doutait plus depuis longtemps, elle était un monstre, par sa prunelle à la tâche rouge et son physique sans doute peu avantageux. Elle le savait et l’acceptait.