Le soleil morne et pâle émergeait à peine de l’horizon, incapable de percer le ciel laiteux. Une brume épaisse recouvrait les champs à l’abandon, quelques flocons voltigeaient mollement, poussés par une brise glaciale.

— On se croirait en Niflheim, grommela Borr.

Sa paire de bottes écrasait le sol gelé d’un pas résolu. Tels deux troncs d’arbre en mouvement, elles s’enfonçaient lourdement dans la fine couche de neige en émettant des crissements. Des bottes massives, conçues pour affronter l’impitoyable blizzard, bardées de longs poils bruns qui leur donnaient l’aspect de pattes d’un ours adulte. L’homme à l’épaisse fourrure marron n’évoquait pas moins le noble ursidé, vénéré dans ces peuplades nordiques comme le roi des animaux. Grand, large d’épaule, une mine dangereuse sur un visage couturé, Borr portait l’héritage d’ancêtres barbares aux mœurs sauvages.
Un acolyte plus insolite encore le collait au train, géant bedonnant chargé d’un lourd sac de toile sur le dos et de plusieurs lances attachées entre elles. Son visage déformé affichait un horrible rictus évoquant un sourire cruel, mais ses yeux gris étaient aussi inexpressifs qu’un rocher.

La large mâchoire du pisteur semblait broyer quelque sombre dessein tandis que ses yeux alertes observaient avec minutie les empreintes, fines mais dramatiquement nombreuses, qui se multipliaient à l’approche de l’enclos à cochons.

Ignorant royalement la femme qui l’attendait dans le brouillard, Borr sauta par-dessus la barrière d’un geste souple et se glissa parmi les cochons. Ceux-ci grognèrent faiblement, engourdis par le froid. Certains d’entre eux arboraient des plaies encore saillantes, piétinant nerveusement le sol fangeux mêlé de glaire et de sang. Un jeune porc gisait sur le flanc, figé comme la glace et silencieux comme la mort.
D’un rude coup de semelle, Borr chassa le cochon qui obstruait le passage. L’animal s’enfuit à l’autre bout de l’enclos en poussant des couinements aigus, bientôt suivi de ses congénères.
Le guerrier-ours s’accroupit devant le cadavre couvert de lacérations et d’ecchymoses, caressa la surface des plaies avant d’enfoncer deux phalanges dans la plus mortelle, située sur le flanc exposé. Il remua l’intérieur de la carcasse, puis glissa les doigts sanguinolents sur sa langue, léchant à plusieurs reprises comme s’il évaluait le goût d’un quartier de viande fraîche.

Borr fronça les sourcils, essuya négligemment sa main souillée sur les poils crasseux du cochon mort puis se releva d’un geste souple. Le pisteur examina à nouveau les traces laissées par les assaillants. Son regard dur croisa celui de la jeune femme qui frissonnait non loin de la scène macabre.
Gardant le silence, Borr se positionna face au poteau de bois où se regroupaient la plupart des empreintes.

— Magni, au travail ! cria soudain l’homme de sa voix rauque.

— Oui, fef ! souffla aussitôt le géant avec une élocution singulière.

Un jet puissant jaillit par-dessus le pantalon du pisteur, arrosant avec générosité la construction de bois qui protégeait les cochons des prédateurs. Des relents de bière se répandirent dans l’air ambiant tandis qu’il pivotait le bassin à droite et à gauche, aspergeant une part plus étendue de la clôture avec son urine.
Magni se dirigea avec enthousiasme à l’autre extrémité de l’enclos, puis imita son maître avec un zèle exemplaire.

Lorsque les deux hommes eurent terminé leur besogne, ils convergèrent vers la gérante des lieux avec une étrange symétrie, comme si leurs gestes se conformaient à un mystérieux synchronisme. Un détail scabreux les distinguait néanmoins : le leysingi ventripotent essuyait ses mains humides sur le devant de son épais manteau de fourrure, tel un poupard après un repas.
Borr s’arrêta à deux pas de Nótt avec une mine plus détendue, peut-être liée à la vidange providentielle.

— La viande du porc crevé ne vaut pas un pet de lapin. Mais c’est presque toujours le cas, pendant vetr. À ta place, je ne la servirais pas au godi. Sauf à vouloir lui déplaire, évidemment.

Le ton était désinvolte, le sourire taquin. Mais Borr appartenait à une lignée de guerriers capables de fendre en deux le crâne d’un humain tout en riant à gorge déployée d’une plaisanterie.

— Maintenant, raconte-moi ce que tu sais sur cette vilaine attaque, Nótt Wodanheim.

Fille du traître Algir, l’écho tardif du jarl fou Ulgarm. À présent liée aux honorables Lindergatt par un pacte sacré.

Jet de compétence pistage a écrit:

échec critique = Borr se trompe et croit avoir affaire à une meute de loups.
échec = Borr est incapable d'interpréter les traces.
réussite = Borr reconnait des traces de chiens errants.
réussite critique = Borr reconnait des traces de chiens errants ET devine leur nombre/gabarit.

Borr ne se formalisait pas des sentiments de peur et d’incrédulité qu’il suscitait chez Nótt. « Quand tu ne peux guère être respecté, arrange-toi pour être craint », lui avait enseigné son père. D’ailleurs, s’il devait un jour ramener Nótt à Skogen par la peau du cou, il valait mieux inspirer la terreur que le respect. La peur empêche de réfléchir. La réflexion pousse à remettre en question les ordres donnés. La désobéissance conduit aux problèmes, voire directement au trépas.

De toute façon, la plupart des femmes passent leur temps à s’inquiéter pour un tas de choses futiles, et c’est encore pire lorsqu’elles deviennent mère. Au moins, les dieux ont jugé bon de débarrasser Nott de cette source de tracas supplémentaire.

Restait l’ignorance, l’incompréhension sur ses méthodes pourtant efficaces.

— En somme, tu as perçu du bruit et tu n’as rien vu, trancha le pisteur. Les pas que tu as entendus n’étaient pas ceux des coupables. Il s’agissait certainement de thraellar alertés comme toi par le bruit, et qui ont fui prestement par crainte d’être accusés à tort. (Borr se tourna vers son acolyte.) Magni, explique donc à Nótt pourquoi nous avons généreusement aspergé sa clôture de notre vaillant jet matinal.

— Parfe qu’on a bu d’la bière hier foir ?

— Non, l’autre raison ! grommela Borr.

— On a piffé sur l’enclos pour marquer fon territoire ! s’exclama le leysingi avec enthousiasme, comme s’il venait de résoudre une subtile énigme.

Borr afficha ses dents robustes, remarquablement blanches pour un homme décrit comme peu civilisé.

— Tout à fait. Et si nous avons agi ainsi, c’est pour dissuader d’autres chiens galeux de rendre visite à nos amis au groin chargé de glaire, attirés par l’odeur de chair ensanglantée.

Le pisteur expérimenté se tourna à nouveau vers Nótt, désignant du doigt les empreintes résiduelles sur le sol givré.

— Je lis le sol comme nos savants navigateurs déchiffrent le ciel étoilé et je peux affirmer, Nótt Wodanheim, qu’une bande de chiens errants est à l’origine de cette perfide attaque. Je n’ai pas réussi à déterminer leur nombre, mais il n’est pas rare qu’ils sévissent en groupe de trois à douze mâchoires prêtes à mordre pour combler le vide de leur maigre estomac. Ils ne possèdent pas l’instinct inné de leurs ancêtres lupins pour la chasse, et les chiens craignent moins les hommes, mais survivre leur importe autant qu’à nous.

Borr glissa ses pouces dans son ceinturon et bomba le torse.

— Je peux te débarrasser de ce fléau qui risque à nouveau de frapper ton domaine. Ou plutôt, le domaine que tu gères pour les Lindergatt. Heureusement pour toi, ces chiens n’ont pas la rage ou j’en aurais senti le goût bilieux sur leurs morsures. Mais tu dois tirer les leçons de cet incident afin d’éviter qu’il se reproduise. Sais-tu pourquoi ces chiens jadis nourris par la main de l’homme ont choisi cet endroit, plutôt qu’un autre ?

Le guerrier-ours fixait @Nótt Wodanheim de ses yeux sombres, tel un prédateur face à sa proie.

Je me demande ce que les dieux trouvent à cette femme insignifiante.

Mais Borr ne remettait jamais en question leurs choix. Ni ceux des völur. Jamais.

Les plates excuses de @Nótt Wodanheim commencèrent à agacer le pisteur.

Elle est navrée de son ignorance. Par la barbe d’Odin ! Le Père de toute chose a sacrifié un œil et s’est pendu à une branche d’Yggdrasil afin d’acquérir plus de savoir ! Les baudruches comme Nótt se complaisent dans leur ignorance comme des porcs dans leur fange nauséabonde.

— Aucune idée, vraiment ?

— Aucune idée, réagit Magni.

— Ta bouche prononce des jolis mots, Nótt Wodanheim, mais la sagacité leur fait défaut.

Proposer une ébauche d’explication, même incorrecte, aurait valu à la gérante du domaine de remonter dans l’estime de Borr. S’il avait vu pétiller une lueur d’intelligence dans son regard morne, le pisteur aurait même pu être impressionné.
Mais rien de tel ne se produisit. Nótt paraissait aussi éteinte que les restes calcinés d’un feu de bois, vive comme la branche desséchée d’un d’arbre mort.

Une chèvre rieuse tiendrait une conversation plus stimulante.

Borr méprisait la mollasserie autant que la faiblesse. Souvent, les deux formaient un accord répugnant.
Au moins s’enquit-elle de solutions sans chercher à fuir. Face à l’intimidant guerrier-ours, certaines geignardes baissaient la tête en balbutiant des excuses incompréhensibles.
Borr détestait encore plus cette lâche attitude.
Il leva une main jusqu’à son oreille mutilée, masquée par ses longs cheveux. La partie brutalement arrachée le démangeait, signe de son irritation. Irritation qu’il avait appris à contenir avant qu’elle n’explosât en berserksgangr.
L’homme poussa un soupir, drapé d’un calme apparent.

— Les chiens errants ne frappent jamais au hasard. Ils favorisent les lieux familiers et transmettent ce savoir au reste de la bande. Dans un cas comme celui-ci, l’animal responsable appartenait le plus souvent à un travailleur du domaine. Peut-être le porcher en personne. Lorsque leur maître s’en va rejoindre le royaume de Hel, la famille du défunt manque parfois de courage pour abattre le chien et l’enterrer avec lui, là où est sa place légitime. D’autres maîtres indignes revendent ou abandonnent leur animal, qui se met alors à causer des dégâts dans son territoire d’origine. Une fois, j’ai même vu des fermiers entretenir une querelle par l’intermédiaire de chiens habilement manipulés, chacun causant des ravages dans le terrain de l’autre. Mais qui oserait s’en prendre aux Lindergatt, et dans quel but ?

Les derniers à avoir essayé ont mal fini, tu es bien placée pour le savoir.

D’autres explications venaient à l’esprit du traqueur, mais celles-ci paraissaient les plus évidentes au regard des éléments en sa possession. Et si jamais il se trompait, ces hypothèses auraient le mérite de transmettre un enseignement utile.
Borr désigna le cochon mort du doigt.

— Voilà où mène la faiblesse. Quelle que soit la raison, refuser d’abattre un animal domestique, ignorer la tradition ou user de basses œuvres, c’est rejeter un problème sur l’ensemble du kyn. Un problème aux conséquences délétères, qui nuisent à la réputation de Skogen. On m’a appelé plus d’une fois en raison de dégâts ou morsures provoquées par des chiens errants. D’une façon ou d’une autre, je crois qu’au moins un de tes fermiers ou sa famille est lié de près ou de loin à cette attaque nocturne.

Et si tu veux faire honneur à ta fonction, mène une enquête et punis les imbéciles responsables avant que d’autres les imitent.

Borr s’abstint de livrer ses sommations. Le pisteur n’avait pas son mot à dire dans la gestion du domaine, qui n’entrait pas dans ses prérogatives.

Borr ne comprenait pas les raisons qui poussaient @Nótt Wodanheim à réfléchir autant, le regard fixé sur le lieu du méfait. Elle lui évoquait ces femmes bêtement sensibles, dont les regards larmoyants s’accrochaient aux coques des navires qui emportaient leurs fils, frères et époux au début de chaque saison des raids. La contemplation était une activité qu’il comprenait, pour la pratiquer lui-même face au majestueux mont Betha, à une intrigante rangée de corbeaux croassant sur la branche nue d’un chêne, à une sublime silhouette féminine dorée par les rayons du soleil. Mais il ne voyait rien à contempler dans ce banal enclos, encore dégoulinant de leur urine à certains endroits, où plusieurs porcs pataugeaient nerveusement dans la fange à côté de leur congénère raide et puant comme la mort.

Soit Nótt est une femme très avisée, soit c’est une sotte qui ne sait rien et ne comprend rien.

Tout ce que Borr connaissait de la veuve le faisait pencher vers la deuxième option. Et il n’en voyait point d’autres.

Après la demande de Nótt, Borr adressa un regard à son acolyte. Magni paraissait indifférent à la situation, un auriculaire boudiné plongé dans son oreille droite qu’il agitait avec nonchalance. Le regard du géant balayait lentement le ciel laiteux, comme s’il suivait des yeux le char de Thor tiré par ses deux boucs. Le côté intact de son visage, blanc et bouffi, affichait une grande sérénité.
Borr leva les yeux, caressant le fol espoir d’apercevoir le dieu du tonnerre dans sa formidable cavalcade. Malheureusement, seul le vol haut d’un rapace brisait la monotonie du blanc céleste. « Magni voit des choses que les autres ne voient pas », lui disait autrefois son père. Un (rare) sourire tendre se dessina sur les lèvres du traqueur : il avait la certitude que son ami distinguait les esprits et les dieux comme aucun homme à Ofeigatt. C’est pourquoi le fils d’Einarr avait ressenti une immense fierté quand l’étrange leysingi avait choisi de rester à ses côtés, après son affranchissement.
Stimulé dans son honneur, Borr se montra plus amène envers l’agricultrice au moment de leur séparation :

— Puisse Odin au manteau bleu, dont l’œil voit tout depuis Hlidskjálf, vous guider sur la piste des inconscients ou scélérats responsables. Magni et moi continuerons de veiller sur les terres des honorables Lindergatt ainsi que sur le reste du kyn. Je vous rapportai tout autre incident porté à ma connaissance.

— On veille fur vous touf ! renchérit Magni.

De façon surprenante, le guerrier-ours se fendit d’une légère inclinaison de la tête, plus pour sceller sa parole dans une infrangible loyauté que par respect envers Nótt. Elle parlait le langage indolent des lames émoussées, empruntait les mots délicats de la diplomatie. L’exact opposé de ce que Borr attendait d’un chef et appréciait chez une personne.

Une neige fine recommença à tomber.