Borr ripaillait sans son auberge favorite, celle des Corbeaux qui louchent, dans le kyn de Skogkatt. Les dieux s’étaient montrés généreux envers lui : le pisteur avait pu vendre quelques fourrures à bon prix. Une partie du pécule avait servi d’offrande, car il trouvait légitime de rendre aux divinités une partie de son butin. Le reste lui permettait de profiter de la vie pour la semaine à venir. Et s’il traversait ensuite une période de disette, il remercierait les Nornes de tisser pour lui un destin fait d’épreuves. Les vies douillettes menaient rarement au Valhalla.

Entre deux lampées de bière, le guerrier-ours mastiquait bruyamment une onéreuse cuisse de sanglier qui accompagnait son gruau d’avoine. Avec une incroyable polyvalence, Borr parvenait dans le même temps à tenir une conversation avec deux amis chasseurs, participer à un concours de rot qui opposait sa table aux artisans de la table voisine, chanter avec le skalde qui inondait l’auberge de ses notes mélodieuses.
Celui-ci narrait l’histoire du chaudron d’Ymir, et la manière dont Thor brisa la coupe du géant afin d’emporter l’objet fabuleux dans la halle d’Aegir.


Partout sur les bancs l’on discutait, mangeait, buvait, fanfaronnait. Certains se querellaient, mais avec l’humeur allègre qui accompagne l’excès de bière. Les plus fragiles gisaient face contre table, saouls comme des barriques ou plongés dans l’inconscience par un cognement réprobateur – parfois les deux.
Un seul homme restait parfaitement stoïque, le visage figé dans un rictus grimaçant : Magni, le gigantesque acolyte de Borr. Le leysingi se tenait immobile derrière son ancien maître, les bras croisés sur sa poitrine velue. Une chaîne aux maillons épais ceignait son énorme bedaine.

— Par les Valkyries ! rugit Borr en se levant brusquement.

La lourde table en bois se souleva, manqua de se renverser, puis retrouva sa position de stabilité en claquant ses pieds solides sur le parquet.
Un homme venait de franchir la double porte de l’auberge, affichant un visage familier que Borr reconnaîtrait entre mille.
Le pisteur lui ouvrit grand les bras.

— Harald Trieggvyrson, fils d’Ulfric ! J’en crois à peine mes yeux ! Nous te croyions tous au Valhalla à festoyer parmi les Einherjar, t’enivrant de l’hydromel qui s’écoule des pis d’Heidrun et te gavant de la viande de Sæhrímnir ! Viens donc à ma table et narre-moi le récit de tes aventures.

Borr chassa sans ménagement les deux convives assis à sa table, qui s’éclipsèrent sans demander leur reste. Dans cet établissement, nul n’avait oublié que le berserkr avait tué trois hommes robustes lors d’une crise de furie meurtrière, blessant en sus plusieurs farouches combattants qui s’efforçaient de l’immobiliser. La présence de l’impressionnant Magni, supposé contenir son maître en cas de berserksgangr, ne suffisait pas à apaiser les craintes. S’éloigner du feu, rester hors de sa portée, serait toujours la meilleure façon d’y échapper.

— Assieds-toi, mon ami. Bois à ta soif et au-delà. C’est un grand jour et je remercie les dieux de voir ton visage à nouveau. Qu’on apporte un autre pichet de bière !

Pour la première fois depuis de longues années, les poitrines des deux hommes se percutèrent et ils se frappèrent le dos dans une étreinte fraternelle.
Une fois les deux hommes assis, Borr glissa un gobelet à moitié rempli sous le nez d’Harald, attendit que celui-ci le saisisse puis leva le sien.

— Skoll ! Les gobelets s’entrechoquèrent, puis le guerrier se pencha en avant. J’espère que tu as été voir ta femme en premier lieu, murmura-t-il de sorte que personne ne l’entendit, et que tu ne lui as pas dit t’être égaré pendant trois ans dans le cul d’un jötunn.

Borr badinait, mais évita de s’avancer davantage. Harald et Helga s’aimaient sans doute possible avant sa disparition, mais le guerrier avait peut-être refait sa vie avec une autre. Quoi qu’il en soit, Helga lui avait donné un fils et Harald devait à présent honorer ses obligations envers lui.